L'Elysée païen

Shadwell n'était pas sans rappeler Whitechapel, à ceci près qu'il semblait moins peuplé par une masse grouillante, même sous le ciel nocturne. Là, la rumeur de la rue était plus diffuse, plus lointaine, même si le son des voix et des roues de bois sur le sol grondait toujours de temps à autre. Les ombres se détachaient, furtive et silençieuses, un peu à l'image du dédale menant à l'Impasse. Parfois, Thomas surprenait des groupes entiers de silhouettes pathétiques, assises dans l'angle des murs des bidonvilles. Le mal de Shadwell était aussi noir que celui de Whitechapel, mais peut-être moins évident, plus scrutateur, niché dans les ombres poisseuses où l'on pouvait presque sentir la fumée expirée par les drogués.

Thomas du parcourir un ensemble de rues toutes plus hostiles les unes que les autres, refusant l'aumône à de pâles fantomes, esquivant un pickpocket aux tendances coupe-jarret, lorgnant sur un spadassin zélé malmenant une prostituée aux yeux exorbités. Finalement, après plusieurs minutes de recherche, à l'affût, prêt à réagir à toute attaque d'un damné (ou à la subir), Thomas identifia la porte du bâtiment indiquer par le plan qu'on lui avait fourni. Un bâtiment à l'allure assez caractéristique des fumeries d'opium; aussi glauque et malsain qu'on l'attendait d'un lieu de perdition tel que celui-ci. Près de la porte, Thomas identifia un symbole dessiné à la craie. Un simple cercle. Il était au bon endroit.

Lorsqu'il entra, les effluves de l'opium lui titillèrent les narines, comme la première fois qu'i létait entré à l'impasse. La chaleur des lieux contrastait avec la nuit fraiche de Shadwell, mais son corps mort ne pouvait en apprécier les bienfaits. Le style était assez agréable et approprié pour de paisibles méditations; très paisibles au vu des nombreuses personnes allongées sur des nattes et goûtant les plaisir de la drogue dans divers compartiments plus ou moins isolés, préférant parfois des fauteuils aux tons unis plutôt que les nattes. La décoration restait néanmoins résolument païenne et ritualiste, avec de nombreux grigri et autres symboliques du genre. Par bien des aspect, cette fumerie d'opium rappelait la salle comune de l'Impasse, en plus grand et bien mieux arrangée.

- Bonsoir monsieur, désirez-vous vous installer quelque part?

Un type au visage basané venait de surgir de derrière un fin rideau violet au fond du salon, un plateau en main sur lequel une longue pipe et son résevoir étaient présentés.

La drogue, qu'il aurait aimé se noyer dedans, oublier tous ses tracas, oublier tout ce qu'il avait vécu en si peu de temps. S'abandonner sur une natte et rester allonger à rêver. Chasser le dragon plutôt que son père vampirique... Malheureusement, tout ceci lui était désormais inaccessible, son corps mort lui refusant désormais toutes sortes de plaisirs.

Il enviait toutes ces personnes allongées, n'imaginant pas à un seul instant, même dans leurs délires narcotiques, qu'ils se trouvaient véritablement dans l'antre de monstres.

Reportant son attention sur l'homme qui venait de lui parler.

"J'ai rendez-vous avec Monsieur le conseiller de Valnoir, pouvez-vous le prévenir de mon arrivée?"

- Oh, et vous êtes?

[i]Thomas s'identifia et l'individu opina du chef.

- Suivez-moi, il vous attend.

L'homme alla déposer le plateau près d'un client nouvellement arrivé qui se laissa presque immédiatement emporter par les rêves troubles de l'opium. Puis,il fit signe à Thomas et l'emmena de l'autre côté du fin rideau violet. Là, il y avait un long couloir avec de chaque côté, plusieurs pièces privés isolés par leur propre rideau derrière lesquels on pouvait deviner des silhouettes, parfois immobiles, parfois mouvantes qui rappelèrent à Thomas la décadence de la soirée de Lord McAlyster. Le serviteur s'arrêta devant l'un de ces rideau et l'écarta légèrement.

- THomas Apcher est arrivé, Monsieur.

Il n'y eut pas de réponse, mais l'homme invita Thomas à entrer et s'éclipsa.

Derrière le rideau, il s'agissait d'un petit monde. Une table basse éclairée par des cierges sur laquelle divers encens brûlaient, nimbant les lieux d'une odeur subtile. Il y avait aussi quatre coussins au tour de la table, deux nattes près du mur droit, et une autre table contre le mur du fond, sur laquelle diverses sources d'opium étaient entreposées. C'est là que se trouvait Roland de Valnoir, le dos tourné, vêtu tout de noir.

- Bienvenue au Temple de l'Esprit, monsieur Apcher.

Il se retourna. Il semblait jeune, début de la trentaine, plutôt bel homme, sobre et élégant. L'espression de son visage demeurait uniforme, mais ses yeux sombres ne reflétaient aucune hostilité.

- Je vous en prie, asseyez-vous. Cet encens est délicieux, vous devriez puiser dans votre vitae pour en apprécier pleinement la saveur, vous ne serez pas déçu.

Il alluma un nouveau brûleur d'encens, attendit un moment, silencieux, et sous le regard surpris de Thomas, prit une longue et profonde inspiration.

"Merci Monsieur de Valnoir d'avoir accepter cet entretien."

Thomas s'assit avant de reprendre.

"Si j'ai demandé à vous rencontrer, c'est dans l'espoir d'avoir de plus amples informations sur certains sujets. Comme vous le savez, on m'a demandé d'enquêter sur la tentative de meurtre qui me visait et de retrouver les commanditaires de cette attaque.

Comme vous l'avez sans doute noté la nuit où le Judex nous a confié cette tâche, j'ai bien précisé que j'œuvrais pour le bien de la société vampirique et non pour l'Invictus. Or jusqu'à aujourd'hui, toutes les informations que nous avons sont forcement passé entre les mains de l'Invictus à un moment ou un autre. Afin de ne pas être influencés d'une quelconque manière, mes deux compagnons et moi-même avons décidé d'élargir nos points de vue.

Eux sont allés voir la Lancea Sanctum alors que moi suis venu vous voir. Certains pensent que cette attaque contre moi n'était qu'une mise en scène orchestré par le cercle. Gunnar me sauvait et vous gagniez ma reconnaissance. Pour ma part, je ne vous pense pas responsable de cette attaque. Ma première question est donc quelle serait l'intérêt des autres ligues à vous accuser de cette attaque?"

Roland de Valnoir vint s'assoir juste en face de Thomas, sans apparemment la moindre trace de méfiance sur son visage. Il répondit presque immédiatement:

- Il m'aurait étonné, monsieur Apcher, que vous veniez ici en prétendant penser le Cercle coupable de cet attentat contre vous. JE salue néanmoins votre initiative. La théorie que vous m'exposer semble intéressante, mais pourquoi pensez-vous que Gunnar, ou le Cercle dans son ensemble, chercherait à acquérir votre confiance?

"Ce ne sont pas mes hypothèses monsieur le conseiller, mais celles émises par d'autres personnes.

Je suis capable de ressentir les émotions de mon père. A ce juste titre, je suis un objet de valeur aux yeux de l'Invictus et de tout ceux cherchant à retrouver l'Impie. D'après les personnes ayant émise l'hypothèse que vous étiez derrière cette attaque, le but était de priver l'Invictus et toute personne chassant l'Impie d'un atout certain."

Il marqua une pause avant de reprendre.

"Bien sur, si l'on suivait cette hypothèse, nous serions d'accord pour dire qu'il aurait été plus simple de me laisser mourir que de me sauver. C'est en partie pour cela que je ne vous pense pas responsables de cette attaque. reste à savoir quel serait l'intérêt des autres ligues à vous accuser de cette attaque."

- Eh bien, monsieur Apcher, si ce n'est pas le Cercle qui est responsable, la ligue ayant le plus de raisons de lui nuire est évidemment la Lancea Sanctum. VOus n'êtes pas sans savoir les puissants différents qui nous opposent; je m'inquiète évidemment de la tournure que prennent les évènements, et une guerre ouverte n'est pas loin. Sachez que l'un des nôtres est en torpeur suite à une rixe entre nos deux ligues. Pour le moment, je tente de maîtriser la colère des miens pour éviter le bain de sang et préserver le Cercle, mais cela ne durera pas indéfiniment. La mort du Prince a ouvert la porte à toutes les dérives; je pense que les évènements qui vous occupent sont le fruit du chaos qui s'empare de la ville. Pour en revenir à votre enquête proprement dite, la Lance, avec sa haine de ceux qu'elle appelle les hérétiques, a de bonnes raisons de vouloir votre mort. De là à organiser un complot, ce n'est pas leur genre. Je ne l'exclu pas, mais je les vois plus prendre des initiatives directes, un peu comme la tentative d'assassinat contre vous, qui leur correspond plutôt bien. D'ailleurs, le chef de l'escouade n'avait-il pas une brûlure en forme de croix sur le visage?

"Effectivement, il avait une brûlure en forme de croix sur le visage. Nous pensons même qu'il s'agissait d'une goule, et que c'était l'unique goule du groupe, les autres étant surement des pauvres gars enrôlés aux alentours de l'impasse.

Mais dans le cas d'une mise en scène, il est évident qu'on a très bien pu lui infliger cette blessure pour nous diriger contre la Lance. D'autant plus que nous savons qu'il ne l'avait pas il y a un mois de cela."

- Et donc, si vous pensez que ni le Cercle, ni la Lance ne sont responsables, à qui pensez-vous?

"Je n'exclus pas le fait que la lance pourrait être derrière tout cela... Surement est-ce mon coté paranoïaque, mais je n'exclus pas non plus le fait que l'Invictus puisse être derrière cela, même si leurs raisons restent encore obscures."

- L'Invictus? Soit vous êtes effectivement ouvert d'esprit, monsieur Apcher, soit vous avez bien appris vos leçons. Mais pourquoi pas, après tout.

" J'ai beau être un nouveau né, je sais que tout est sujet à interpretation chez l'Invictus. Il ne serait pas étonnant qu'il me manipule pour arriver à leurs fins, même si je ne sais pas encore de quoi il s'agit. Cette méfiance de tout me permettra peut-être de continuer ma non-vie pendant encore de nombreuses années."

- Dans votre situation, il vous faudra plus que de la méfiance pour survivre ne serait-ce que quelques mois.

"J'en conviens Monsieur le Conseiller... Si je suis venu ici, c'est aussi pour des raisons plus personnelles. Je ne connais mon père qu'au travers de ce qu'en a dis l'Invictus et de même pour mon frère. Bien qu'il m'ait sauvé, nous n'avons pas réellement eu l'occasion de nous parler et je ne sais de lui que ce qu'en dit l'Invictus. Pourriez-vous me parler d'eux deux?"

Roland de Valnoir resta un moment silencieux, ne détachant pas so nregard de celui de Thomas. Ce dernier n'y lu pas de menace, mais plutôt une forte attention. Le Conseiller de Valnoir était difficile à cerner.

- Laissez-moi être clair avec vous, monsieur Apcher. Ni moi, ni le Cercle dans son ensemble n'a d'intérêt particulier à votre égard. Seul Gunnar, et peut-être quelques autres, semblent s'intéresser à vous pour des raisons évidentes concernant Gunnar. Sachez que si vous souhaitez rejoindre le Cercle, je ne m'y opposerai pas et vous passerez vos épreuves; pour le reste, les détails plus intimes et personnels, c'est entre vous et Gunnar.

"Alors pourrais-je savoir où trouver Gunnar afin d'en parler avec lui?"

- Je lui dirai que vous souhaitez le rencontrer. Je vous propose de jouer les intermédiaires pour cette fois, l'opportunité se présentant, mais ne comptez plus sur moi à l'avenir. J'ai le futur d'une ligue entre mes mains.

"Je comprend Monsieur le conseiller. Je vais maintenant prendre congés. Je vous remercie pour le temps que vous m'avez consacré Monsieur le Conseiller de Valnoir. Permettez-moi, avant de partir, de vous redire qu'à mes yeux le cercle de la sorcière est hors de cause dans l'enquête que nous menons."

- J'apprécie, monsieur Apcher. Et rappelez-vous que si vous le désirez, notre porte vous est grande ouverte, si tant est que vous ayez la force de la franchir.

Thomas opina du chef et s'apprêta à partir, mais Roland de Valnoir lança une dernière chose:

- Je vous ai dit que dans votre situation, vous aurez besoin de plus qu'une simple paranoïa pour survivre, vous aurez besoin d'alliés. Bonsoir, monsieur Apcher.